Autour du Faisan doré, avec Robert Delaunay, Marc Chagall, Hans Arp, (et les autres) : le projet avorté d’une « Vallée des Artistes »
Charles, le fils de Robert et Sonia Delaunay, raconte dans son livre de souvenirs, comment, vers 1925-1930, ses parents avaient pris l’habitude de venir passer, avec quelques amis, les fins de semaine à Nesles-la-Vallée à l’Auberge du « Faisan doré ». Sans doute est-ce la proximité de L’Isle-Adam, dont la plage installée sur l’Oise connaissait à cette époque une grande vogue mondaine, qui les avait incités à pousser jusqu’à Nesles. Robert s’était, de surcroît pris de passion pour l’automobile, tout comme plusieurs de ses amis peintres tels que Derain, Braque ou de Chirico, voire même Picasso se faisant conduire dans une somptueuse Hispano Suiza. Encouragés par cette liberté toute nouvelle, les Delaunay fuyaient ainsi le « stress » (un mot qui n’était pas encore à la mode !) de la vie parisienne pour reprendre des forces au contact de la nature et du grand air. C’est ainsi qu’il vitupérait les villes qu’il jugeait « malsaines par leur intensité nerveuse », réclamant au grand air, au vent et à la pluie de reconstituer ses forces pour mieux travailler.
Fort de ces convictions « hygiénistes », il envisageait de s’y établir, au moins chaque fin de semaine, voire même de créer un atelier pour y travailler à loisir. Et dans un enthousiasme communicatif il imagina d’enrôler dans son projet des amis qui, avec lui, construiraient de « belles maisons », sans aucun souci spéculatif, pour constituer tout un village d’artistes…
Petit à petit le club des Amis de la Vallée s’agrandit en sympathie, en amitié. Ces rassemblements sont des signes d’époque. Le début du XXe siècle avait, en effet, vu se constituer, artistes et écrivains souvent côte à côte, des communautés destinées à promouvoir auprès du grand public leurs idées.
Connaissant l’enthousiasme, facilement visionnaire, avec lequel Robert décrivait ses projets, on peut sans peine imaginer le prosélytisme déployé par les Delaunay en vue de créer ce qu’on a baptisé « Le Phalanstère de Nesles-la-Vallée » mais que Robert appelait plus modestement « La Vallée des artistes ». Ils réussirent à trouver quelques oreilles attentives parmi leurs nombreux amis. C’est ainsi que « l’Auberge du Faisan doré » accueillit de joyeuses compagnies de peintres et d’écrivains parmi lesquels se retrouvaient, autour de Robert et Sonia, Hans Arp, fondateur du mouvement Dada, et sa femme Sophie Täuber, les peintres Albert Gleizes, codificateur, avec Metzinger, du Cubisme, Emmanuel Gondouin « le silencieux », venu en voisin depuis Hédouville, ainsi que Marc Chagall (et Bella), l’écrivain Joseph Delteil, l’ami de toujours, auprès de qui Robert Delaunay devait mourir le 25 octobre 1941, ou bien encore le docteur Viard médecin des Delaunay et surtout collectionneur impénitent. Mais parmi les convives, il convient de faire une place à part à ceux qui furent, avec les Delaunay, les véritables chevilles ouvrières du projet : le couturier Jacques Heim, l’armateur nantais René Delhumeau et, localement, M. Gaston Fleury, l’aubergiste, et le géomètre de L’Isle-Adam, Armand Liquette. L’idée de Delaunay était de réaliser à Nesles un lotissement où des artistes amis installeraient leurs ateliers.
« J’ai travaillé Dimanche dernier, écrivait Delaunay, avec M. Liquette, expert-géomètre, à faire les plans des terrains qui peuvent intéresser. Nous avons le cadastre en triple avec les limites de ce qui est à prendre et qui se présente mieux qu ’au commencement ; les prix sont dérisoires […] je puis obtenir 10 plus 6 hectares en un clin d’œil. » La zone retenue pour l’implantation du lotissement s’étendait au flanc de la colline des « Baumées« , bordant à l’est la petite vallée qui, face à la propriété du Val fleuri, se termine en hémicycle à « L’Argillière« , depuis « La Croix Verte« , à l’intersection du Chemin des Bourbottes et de la Sente au Beurre jusqu’au chemin de « La Croix des Friches« , soit une superficie de près de 25 hectares. Parmi les acquéreurs, on trouve, outre Delaunay et Chagall, Delteil, le peintre André Girard et plusieurs hommes d’affaires dont René Delhumeau, ami des Delaunay.
On constitua un Comité d’Honneur, présidé par Madame Curie. Une série de documents, datés du 1er février 1931, conservés dans les archives du Musée National d’Art Moderne (plans et dessins d’architectes, évaluations de la rentabilité des investissements, etc.), matérialisent un projet intitulé : « La Vallée des Artistes« , cosigné par R. Delaunay, fondateur, P. Janss, architecte, et C. Winterer, ingénieur.
Cependant la fiévreuse euphorie des premiers temps est bien vite retombée : des désaccords sur le développement du projet se sont fait jour, les peintres, que l’on souhaitait attirer, ne se sont pas mobilisés, et surtout l’onde du krach financier de Wall Street en 1929 avait gagné la France… Gaston Fleury, propriétaire-exploitant du « Faisan doré« , écrit le 9 avril 1931 : « Je ne vois plus les Delaunay, qui se sentent de la crise aussi. Je bois encore un bouillon par là« , et il ajoute : « Si l’affaire des terrains était à recommencer, je ne le ferai pas, moi seul y laisse de formidables plumes, j’ai été trop confiant. »
C’était l’échec de l’utopie de la « Vallée des Artistes ».
Jean-Pierre Derel
La Mémoire du Temps passé
Journée du Patrimoine 1998