VIII EPISODE
LA COMMUNAUTE DES HABITANTS DE NELLE
Les procès au civil.
NELLE avait au siècle dernier un aspect monumental, dont il subsiste encore d’imposants reliefs. Ce village, bâti sur la déclivité d’une colline, au sein d’une étroite vallée, était entouré de coteaux boisés du plus gracieux effet. On découvrait en y arrivant sa belle église et son vénérable clocher, ses deux châteaux dont l’un tombait en ruines; c’était en fait l’ancien château féodal qui se trouvait à côté du croisement de la rue des Quatre vents et du chemin de Rochefort, où se trouve actuellement la propriété sise au 26. La ferme de la seigneurie; la grande ferme du prieuré, faisant face à l’église et renfermant dans son enceinte un colombier du XI ème siècle signalé par VIOLLET- LE- DUC. Tous ces monuments dominaient superbement les modestes maisons des laboureurs, au toit de chaume, assises tout autour, en groupe serrés, uniformes et sans style.
Au pied du village coulait paisiblement et coule toujours, sans bruit, une petite rivière nommée le Sausseron. Le ru du Sausseron agrémenté de son faux ru et de son mauru faisait tourner le moulin banal, aujourd’hui remplacé par des » logements sociaux ». C’était dans cette rivière bénie des dieux que se prélassaient les fameuses truites bien saumonées dont nous a entretenu, dans une réclame pompeuse, le tabellion de la seigneurie au moment de vente du château, après la Révolution de 1789.
Le Sausseron contournait de belles et fraîches prairies, ordinairement silencieuses et désertes, que nous verrons bientôt s’animer et se couvrir d’une foule en délire lors de l’atterrissement du Grand Globe de CHARLES et ROBERT.
Du côté de ces prairies, faisant face au village, sur la route qui conduit à FROUVILLE, s’éleva au milieu d’une grande friche, la ferme de LAUNAY et la tour de SANTEUIL. Cette tour et cette ferme ont une histoire et une légende. Trop à l’étroit pour introduire ici des documents historiques, nous nous en tiendrons, pour le moment, à la légende, sans la contrôler ni la garantir(1). On sait que le prince de CONDE avait pour commensal et pour poète favori Jean Baptiste de SANTEUL connu dans le monde des lettres sous le nom de SANTEUIL.
Voulant le retenir à proximité de sa résidence de CHANTILLY, le prince lui aurait fait don, vers le milieu du XVIIème siècle, du fief de LAUNAY; le poète s’y serait établi et y aurait passé quelques années vers 1688. SANTEUIL n’était pas seulement un grand érudit, un poète inspiré. C’était encore un original, aux allures et aux propos des plus excentriques. D’après la tradition locale, il s’employa pendant plusieurs années à faire bâtir, dans son domaine, la tour carrée à trois étages qui porte désormais son nom et les gens du pays rapportent qu’au cours de la construction il disait plaisamment:
Chaque fois que je surélève ma tour, il me semble que mon esprit s’élève d’un étage.
SAINT-SIMON raconte que SANTEUIL mourut à DIJON, dans des douleurs atroces après avoir bu un verre de vin dans lequel le prince de BOURBON avait – plaisanterie funeste et funèbre- vidé sa tabatière remplie de tabac d’Espagne.
La tour de SANTEUIL, que signalent dans leur chronique les écrivains contemporains de l’atterrissement du Grand Globe, sera pour nous un important point de repère quant nous aurons à déterminer le lieu précis de la descente de CHARLES et ROBERT dans la prairie de NELLE. De la ferme de LAUNAY, nous retiendrons pour le moment qu’une chose, c’est le nom du fermier, le père JEAN.
S’il n’avait pas l’érudition de l’auteur des hymnes sacrées, il ne lui cédait en rien sous le rapport de l’exercice, ainsi qu’il apparaîtra par la suite de cette histoire.
On était possessif, il y a deux siècles, au village de NELLE !
Dans la FRANCE et dans le Parisis nous avons rencontré des audiences muettes et des auditoires vides; ici dans le VEXIN FRANCAIS, le prétoire regorge de plaideurs.
Il est vrai que nous nous trouvons au sein d’une population quasi-normande au milieu de gens très retords et pour lesquels un procès, bon ou mauvais, est toujours un fin régal. De ce côté, le père JEAN, fermier de la terre de LAUNAY, peut-être considéré comme un maître- gourmet et un maître- normand. Pour un méchant homme, disait-on, dans le pays, le père JEAN n’est pas un méchant homme, mais c’est un chicanier endiablé. Son nom retentit, en effet, plus que de raison à chacune des audiences de Me le Prévôt, accompagné d’ailleurs trop souvent des noms plus modestes de petits marchands, d’artisans et de manouvriers. Faut-il attribuer uniquement à l’influence normande le goût friand des bonnes gens de NELLE pour les coups d’auditoire ? N’y pourrait-on pas voir, étant connu le flirtage consommé de Messire de BALINCOURT avec dame THEMIS, une flatterie diplomatique des vassaux à l’adresse de leur seigneur ?
De notre temps, on bâtit des thèses à perte de vue, sur l’hérédité des vertus et des vices dans la famille; cela s’appelle l’atavisme; par un prodige d’extension, échappé à l’observation de nos modernes psychologues, l’atavisme seigneurial se serait-il reproduit autrefois jusque dans les communautés de campagne ? On pensera là-dessus ce qu’on voudra ; Ce qui est certain, c’est qu’on plaidait ferme et dru, de haut en bas, en la communauté de NELLE, dans la deuxième moitié du XVIIème siècle.
Au civil, rien ne distingue, sauf leur grand nombre, les causes que nous rencontrons à NELLE de celles que nous avons dans d’autres villages voisins: le mur mitoyen, le pacage des bestiaux, les salaires, les dettes, les congés, les saisies-brandon(2), les empiètements sur le voisin, le partage de biens constituent invariablement l’objet des instances judiciaires de la prévôté.
Toutefois, un examen minutieux des dossiers du greffe nous révèlera quelques traits particuliers des moeurs dont la place est marquée dans notre enquête.
On remarque la grande mansuétude du juge qui ne refuse jamais d’accorder de nouveaux délais pour l’acquit de dettes déjà plusieurs fois prorogées.
Certaines sentences ont des tours d’une simplicité et d’une bonhomie exquise.
Tel, par exemple, qui s’est approprié sans vergogne le bien du voisin, se voit paternellement condamné à se dessaisir de la propriété et jouissance de deux arpents de terre dont-il s’est mal à propos mis en possession depuis dix ans.
Pas de reproches! Pas de gros mots! C’est l’âge d’or. Quand donc nos magistrats modernes s’inspirant de leurs devanciers, diront-ils la bouche en cœur à un audacieux filou: Soyez assez aimable, citoyen, pour rendre à monsieur la montre que vous lui avez mal à propos empruntée l’autre soir sur le coup de minuit !!!
Nous savons qu’il y avait beaucoup de bestiaux (*) à NELLE; il faut donc s’attendre, en conséquence, à y rencontrer au passage bon nombre de marchands de chevaux et de marchands de vaches. Le principal marchand de chevaux s’appelait VOLLANT et habitait Pontoise. Il fit en volant sa fortune disent encore, par manière de plaisanterie et sur un air connu, les vieux habitants du village. Quant aux marchands de vaches, ils étaient trois, trois bas-normands de la plus belle eau.
Leurs procureurs les désignent ainsi « ès noms et qualités « : Pierre BERTOT, marchand de vaches à TESSY- BOCAGE, en Normandie; Jean MAUGER, marchand de génisses à SAINT- VICTOR en Basse Normandie; et Jacques CANET marchand de vaches à SAINT-LOCQ en Basse Normandie. N’allez pas vous imaginer que ces naturels du bocage sont de vils usuriers et de féroces procéduriers; ce serait les calomnier.
Ils vendent couramment une vache maigre 75 Livres? Une vache génisse 105 livres et dans l’espace de quatre années (1779-1783) ils n’appellent à comparaître en l’auditoire de Mr le Juge que cinq de leurs clients, à savoir:
D’une part, un laboureur et trois manouvriers en retard du paiement(3) de quelques pistoles sur le prix de leurs bestiaux et d’autre part l’intraitable père JEAN, déjà nommé, qui pousse l’amour de la chicane jusqu’à refuser comme infectée de vices rédhibitoires, une exquise génisse de Saint LOCQ !
Il y a lieu de tirer une moralité de ses menus détails. Etant donné l’intervention si restreinte de la justice dans les transactions multiples, nécessairement renouvelées entre les marchands de vaches et les habitants du village, on peut affirmer que la grande majorité des laboureurs de NELLE faisait honneur à ses affaires et jouissait d’une certaine aisance. C’est une bonne note pour le plus grand nombre, destinée à palier les faiblesses de quelques excentriques
Le maître JEAN, du lieu de LAUNAY, qui défraie si généreusement notre chronique judiciaire n’est pas plus d’accord avec son chirurgien qu’avec son marchand de génisses. Il refuse péremptoirement de payer au sieur MELLET, Maître chirurgien à CHAMBLY, la somme de 200 Livres Tournois et 18 sols que lui réclame ce dernier pour plusieurs médicaments, visites et soins, fait et fournis depuis cinq ans, tant audit sieur JEAN qu’à sa femme et à ses enfants…
– Mais il y a compte à faire, dit le madré fermier, en jetant dédaigneusement son mémoire au pied de l’Esculape(4).
– Que voulez-vous dire ? réplique le chirurgien interloqué.
– Ne vous ai-je pas livré, au cours de vos visites, des oysons bien duvetés, des chapons vifs et gras ?
– Mais,c’étaient des cadeaux !
– Des cadeaux ! Il faudra voir ça devant le juge.
Et voilà un coup d’auditoire qui s’engage sur ce grave différent. Le prévôt renvoie les parties, pour faire compte, devant Maître DENISAU, chirurgien à PONTOISE. Celui-ci ne parvint à les concilier qu’après de longs et orageux débats. Moins heureux! Que PERRIN-DAUDIN, le sieur DENISAU n’eut pas la bonne fortune de savourer l’objet du litige, depuis longtemps dévoré par son confrère de CHAMBLY.
Propos recueillis par Jean DESCHAMPS
(1) Dans un article à venir, en cours de finition, nous vous raconterons avec moult détails historiques
LA VERITABLE HISTOIRE DU MANOIR DE LAUNAY.
(2) Saisie-brandon : saisie constituant une voie d’exécution forcée.
(3) Les différences de revenus sont vertigineuses depuis le journalier agricole qui gagne péniblement 10 sols par jour; un ouvrier du textile, 20 sols; un soldat, 114 livres par an mais il doit se nourrir, se chausser et s’habiller; un colonel, 4000 livres; un curé, 300 livres par an; un cardinal, 600 000 livres par an; Le comte de Provence, frère du Roy Louis XVI, a dépensé, en six ans, entre 1781 et 1787, 56 millions de livres. Le banquier gènevois, Jacques Necker arrivant au pouvoir, a prêté à Louis XVI deux millions de livres alors qu’il n’en disposait plus que de 250 000 !
(4) Médecin, par allusion à Esculape, dieu de la médecine chez les anciens.
(*) Tableau des habitants établi en avril 1790 :
Nombre d’âmes de chaque paroisse : Nesle 757 Fontenelle 23
Etat des chevaux en mai 1794 : Nesle et Fontenelle 118