L’histoire de la conquête de l’air est passée par Nesles

En ce matin du lundi 1er décembre 1783, la vallée du Sausseron est noyée dans un épais brouillard, presque glacial.

Nicolas Lefort, maître maçon de son état, se lève de fort bonne humeur. Il se prépare, comme la plupart de ses compatriotes, à célébrer la Saint-Éloi (patron des forgerons).

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Après la messe, tous les paroissiens s’en vont festoyer dans la prairie jouxtant le chemin qui mène vers Hédouville (Bd Pasteur).

Le temps est maintenant superbe. Le brouillard s’est levé vers midi. Pas un nuage, un ciel bleu d’une grande pureté. Le vent souffle du sud-est d’une manière à peine sensible. L’ambiance est chaleureuse. Soudain, peu après 15 heures, un laboureur dont l’histoire n’a pas retenu le nom, s’écrie : « Regardez, là-haut, du côté de Rochefort ! » Apparaît alors un grand « globe » à bandes rouges et blanches qui semble se diriger vers Launay. « Mais il descend ! » réplique l’Abbé Lheureux, curé d’Hédouville. « Dieu que c’est beau ! Nous prions Dieu pour qu’il vous conserve. » Vraisemblablement, il s’agit bien là de cette invention qui permet à l’homme de voler. En effet, deux mois plus tôt, les curés ont lu, à l’office du dimanche matin, « l’avertisse­ment au peuple » que le Lieutenant Général de police Lenoir a fait paraître dans toutes les parois­ses du royaume afin « que chacun de ceux qui découvriront dans le ciel de pareils globes, qui présentent l’aspect de la lune obscurcie, doit donc être prévenu que loin d’être un phénomène effrayant, ce n’est qu’une machine toujours composée de taffetas ou de toile légère qui ne peut causer aucun mal et dont il est à présumer qu’on fera des applications utiles aux besoins de la société ».

Inutile de s’affoler, puisque l’aérostat porte un char où l’on aperçoit des voyageurs dont l’un d’eux agite une banderole en signe d’allégresse et de sécurité. La machine s’abaisse de plus en plus à croire qu’elle va bientôt frôler la cime des arbres de la Garenne. Dans un même élan de curiosité et d’enthousiasme, tout ce beau monde s’élance, à qui mieux mieux, à la poursuite du ballon « comme des enfants qui poursuivent des papillons dans un champ ». Ils rejoignent le « globe », dans la prairie des quatorze arpents, pas très loin du manoir de Jean de Santeuil (ferme de Launay). Une douzaine de nos braves Neslois retient vigoureusement les bords de la nacelle comme leur a demandé l’un des intré­pides voyageurs. Ils sont remplis d’admiration. C’est magnifique, quel émerveillement!

Écoutons ce qu’en a dit Charles : « Rien n’égale la naïveté rustique et tendre, l’effu­sion de l’admiration et de l’allégresse de tous ces villageois. Je demandais sur-le-champ les curés, les syndics, ils accouraient de tous côtés. »

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L’Abbé Burgot, l’un des premiers arrivés, remarquant que Charles cherchait un point d’appui pour écrire, fit signe à Nicolas Lefort de s’approcher. Ah! Il était loin de penser ce matin qu’il servirait ce soir de pupitre à l’illustre professeur pour rédiger le procès-verbal d’atterrissage du grand « globe ». Un quart d’heure s’est écoulé quand arrive au grand galop un petit groupe de cavaliers. Le premier sautant de son cheval, s’élance sur le char et dit en embrassant le physicien « M. Charles, Moi premier!» – « Mais c’est le milord Farer! » se dit, interloqué, Thomas Hutin, syndic de la paroisse. Par un hasard curieux, Charles et Robert étaient descendus sur le domaine de chasse que louait l’énigmatique anglais au comte de Chalons, seigneur de Nesle. Après moult congratulations par Monseigneur le duc de Chartres et le duc de Fitz-James, suivies du récit de leur voyage, Marie-Noël Robert descendit de la nacelle. Il était 4 heures ? Charles se prépare à la poursuite de ses expériences. N’a-t-il pas promis tout à l’heure au duc de Chartres de redescendre au bout d’une demi-heure ? Après les manœuvres parfaitement exécutées par les paysans, il s’élance à une vitesse prodigieuse (10 m/s) et atteint en 10 minutes 1 643 toises (3 300 m).

Quel contraste !

Alors qu au jardin des Tuileries 300 000 spectateurs (la moitié de Paris) ont assisté à l’envol du bel aérostat en soie gommée construit par les frères Robert – ingénieurs mécaniciens – et financé par la première sous­cription publique d’un montant de 10 000 livres, ce ne sont que quel­ques dizaines de villageois qui ont le privilège de participer et d’admi­rer l’envol du premier homme seul dans l’espace aérien. Le savant aéronaute se montre à eux sous un aspect différent, ce n’est plus de l’audace comme pour la première partie de l’ascension (de Paris à Nesle), c’est du savoir, du talent, de l’intelligence, de la confiance en soi et dans les calculs d’application d’un art à peine naissant. Mais il a créé lui-même et d’un seul coup tous les accessoires de l’aérostation du ballon à gaz. Pour terminer ce propos, rendons-nous au moment où le ballon de Charles se pose à Hédouville.

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A peine la nacelle avait-elle touché le sol que le gentilhomme anglais qui l’avait suivi à cheval de Paris à Nesles s’empara de Charles et le conduisit à son château où il passa la nuit. « Je vous confisque », lui cria Josias Fuller Farer. « Vous êtes sur ma terre. Vous m’appartenez. »

Robert avait été, une demi-heure avant, confisqué aussi par le duc de Chartres, qui l’avait ramené à Paris le soir même.

Il est assez singulier de comparer le récit de Jacques Alexandre César Charles avec les décla­rations de Neil Armstrong, le premier homme qui ait marché sur la lune (21 juillet 1969).

N.A. :
«La vision, au travers du hublot, de la terre s’éloignant et s’enfonçant dans la nuit noire est inoubliable. L’instant du plus grand soulagement. Nous avions atteint l’objectif numéro 1 en atterrissant sur la mer de la Tranquillité. Quand le module d’atterrissage s’est détaché du sol lunaire, nous savions que si cette opération se déroulait avec succès, nous n’aurions plus de soucis à nous faire pour le voyage de retour.»

J.A.C.C.
«Jamais rien n’égalera ce moment d’hilarité qui s’empara de mon existence lorsque je sentis que je fuyais la terre. De quelque côté que nous abaissions notre regard, tout était têtes ; au-dessus de nous, un ciel sans nuage ; dans le lointain, l’aspect le plus délicieux. Oh ! Mon ami, dis-je à Monsieur Robert, quel est notre bonheur. J’ignore dans quelle disposition nous laissons la terre. Quelle scène ravissante! Quelle sérénité!».

N.A. :
« Nous étions distants de quelque 20 000 km quand nous sommes entrés dans son ombre [la lune]. Le soleil se cacha et l’on n’en apercevait plus que la couronne. La lune était éclairée par la lumière bleue et intense que réfléchit la terre. L’approche de la lune fut un spectacle merveilleux. C’était extraordinaire de voir les montagnes et les cratères lunaires illuminés. »

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J.A.C.C. :
« J’étais à plus de 1500 toises. Je n’apercevais plus les objets terrestres, je ne voyais plus que les grandes masses de la nature. Je me relevais au milieu du char et m’abandonnais au spectacle que m’offrait l’immensité de l’horizon. À mon départ de la prairie, le soleil était couché pour les habitants des vallons, bientôt il se leva pour moi seul. J’étais le seul corps éclairé dans l’horizon et je voyais tout le reste de la nature plongé dans l’ombre. Bientôt le soleil disparut lui-même et j’eus le plaisir de le voir se coucher deux fois dans le même jour. Les nuages semblaient sortir de la terre et la lune seule les éclairait. »

N.A. :
« Les appareillages étaient mis à l’épreuve pour la première fois et il y avait beaucoup d’in­connues. Il y avait beaucoup d’instruments et de commandes à manœuvrer. En plus du moteur pour la descente, que l’on commande à l’aide d’une manette pour mieux doser la poussée, nous avions un radar pour mesurer la distance qui nous séparait du sol lunaire. Il y avait des incertitudes quant au bon fonctionnement de tous ces appareils électroniques. Pour un pilote, les principaux défis sont l’approche et l’atterrissage. On s’efforce toujours d’effectuer cette manœuvre en douceur. La phase la plus dangereuse fut certainement la descente finale. »

J.A.C.C. :
« Afin d’observer le baromètre et le thermomètre (à mercure) placés à l’extrémité du char, sans rien changer au centre de gravité, je m’agenouillais au milieu, la jambe et le corps tendus en avant, ma montre et un papier dans la main gauche, ma plume et le cordon de la soupape dans ma droite. J’accélérais ma descente en tirant de temps en temps la soupape supérieure. J’aperçus une assez belle plage en friche auprès de la Tour du Lay, alors, je précipitais la descente. Arrivé à 20 ou 30 toises de terre, je jetais subitement 2 à 3 livres de lest. Je restais un instant comme stationnaire et vins descendre mollement sur la friche que j’avais pour ainsi dire choisie. »

N.A. :
Que souhaiteriez-vous dire aux jeunes ?
« Je leur dis que je voudrais être à leur place, car ils verront des choses merveilleuses, et j’espère qu’ils en tireront profit. »

J.A.C.C. (lre ascension)*
« Ah ! Mon ami, que ne puis-je tenir ici le dernier de nos détracteurs et lui dire : Regarde, malheureux, tout ce que l’on perd à arrêter le progrès des sciences. »

J.A.C.C. (2e ascension)*
«Dès ce moment, je conçus peut-être un peu trop vite l’espérance de se diriger. Au surplus, ce ne sera que le fruit du tâtonnement, des observations et des expériences les plus réitérées.»

Cette élévation dans les airs d’une grande beauté, réalisée en public, avec élégance, dans une machine aérienne superbe, a marqué les esprits bien au-delà de nos frontières.

Première incursion, seul dans les airs, dans la nuit, à une altitude jamais envisagée, dans un frêle esquif mouvant et ondulant. Premier accès d’un homme à la haute atmosphère et avec quelle adresse !

La tension d’esprit a dû être considérable. Il semble d’ailleurs que le physicien a ressenti une réaction psychologique appréciable dans les semaines qui ont suivi le vol.

Cet événement eut un retentissement énorme à l’époque. Il est étonnant de voir combien ce vol a marqué cette fin du XVIIIème siècle, peu avant la Révolution, dans un temps où les arts, les sciences et les lettres se trouvaient à un niveau particulièrement raffiné, toutes les manufactures de France : faïence, porcelaine, horlogerie, estampe, ébénisterie, toile de Jouy, éventail, etc., ont représenté maintes fois le « globe » aérostatique tel qu’il a été vu par les habitants de Nesle, notre village, il y a plus de deux cent vingt ans. L’événement du 1er décembre 1783 fut une conquête exaltante de l’homme, et l’explosion des arts qu’il suscita reste un fait unique dans l’histoire de l’humanité.

* Il est à noter que, même de nos jours, cette double ascension doit être répétée par tout élève pilote de ballon à gaz pour obtenir son brevet.

Propos recueillis par Jean Deschamps
Aéronaute

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